Epée de Damoclès ou carte perdante? Tiré de la série – comment ça s’est passé…n°1

  1. C’est un jour comme ça. Le 10 octobre 2020. Il faut enfin dire la vérité. Bakou, et maintenant la Turquie, exigent la mise en application des décisions de l’ONU. Mais que sont ces décisions? Qui ne les a pas appliquées, quand et pourquoi? Essayons d’y voir clair. Ainsi donc, le Conseil de sécurité de l’ONU a  préconisé quatre décisions concernant le conflit du Karabagh. Elles ont été dictées au moment le plus chaud  de la guerre au Karabagh, d’avril à novembre 1993. Qu’exigent donc ces Décisions – entre la première et la quatrième, il s’était écoulé 7 mois; puis encore 5 mois avant la signature de l’accord pour un cessez-le-feu provisoire, c’est-à-dire une année toute ronde? La première décision: nous  citons : le Conseil de sécurité exige

«que cessent immédiatement toutes les opérations militaires et actes hostiles afin de pouvoir établir un réel cessez-le-feu,  d’effectuer l’évacuation de toutes les forces d’occupation de la région de Kelbadjar et des autres zones de l’Azerbaïdjan occupées plus récemment».

Le problème est clairement posé dans la formulation – il y a opérations militaires, il y a actes hostiles… Actes hostiles – correspond à une définition assez molle pour décrire ce qui se pratiquait contre les arméniens en Azerbaïdjan – les évènements à Bakou, à Soumgaït – ne sont qu’un anneau de la chaîne.

Continuons. La deuxième décision. Elle signifie que les exigences de la première n’ont pas été appliquées, les actions militaires continuent, à qui la faute? Cherchons.

En 1992-1993 Vladimir Casimirov, chef de la mission russe de médiation, représentant officiel du président de la Fédération de Russie pour le dossier du Haut Karabagh, membre et co-président  du groupe de Minsk  du Conseil de sécurité de l’UE et ambassadeur russe, témoigne: citation extraite de son rapport  «Le Karabagh et les décisions du Conseil de Sécurité  de l’ONU» – , rapport exhumé par  la presse en 2004.

Nous citons

«L’exigence impérieuse et la plus importance a été de faire cesser le feu, toute action militaire et actes d’hostilité – immédiatement. Elle est soulignée en rouge dans les quatre décisions, comme un dénominateur commun. Pourtant, l’Azerbaïdjan, malgré son approbation orale concernant la première résolution n° 822, n’a pas voulu être bridé par les obligations de cette dernière concernant l’arrêt des opérations militaires. L’attitude négative de l’Azerbaïdjan sur ce point important de l’exigence de la décision du Conseil de sécurité de l’ONU s’est manifestée également par la suite. Les actions militaires de Bakou n’ont pas cessé». 

Plus loin. 

«A Bakou, on affirme que toutes les décisions exigent une évacuation sans condition (des forces d’occupation, citation de l’auteur), mais ce n’est pas exact – c’est seulement dans la décision 853 du 29 juillet (c’est-à-dire la deuxième décision). Comment se fait-il que le mot «sans condition» ait disparu des décisions 874 et 884? Hasard, oubli? Mais peut-être à cause  de la non-observation par une des parties de l’exigence principale – le cesser des opérations militaires? Qui pouvait imaginer une évacuation alors que les combats continuaient? Et qui ne voulait pas les faire cesser?» 

Autrement dit, même la formulation «évacuation sans condition» à laquelle se réfère bien souvent Aliev-junior, ne fonctionnait déjà pas à l’époque, dans la mesure où la première des exigences avait été  violée par Bakou. Cette exigence était couplée à l’évacuation des troupes. Ce n’était pas un lapsus. Et par la suite, cette formulation a été supprimée.

Plus loin. Dans le même rapport de  Casimirov il est écrit:

«Comment peut-on se comporter d’une manière aussi négligente et entêtée concernant l’application de cette exigence aussi fondamentale (cessez-le-feu immédiat) dictée par le Coseil de sécurité de l’ONU? Quelle partie a donc violé l’exigence fondamentale de toutes ces décisions et porte une lourde  responsabilité pour non-application des directives primordiales du CS qui a ensuite engendré le début de toutes les dérives de pratiquement toutes les autres exigences . 

 Bien sûr, les innocents n’existent pas – continue Casimirov, et il écrit: – mais «la première palme» revient indiscutablement à la partie azerbaïdjanaise . Même en perdant le contrôle de ses territoires, les dirigeants de l’Azerbaïdjan, que ce soit sous Eltchibey ou Gueydar Alyev, s’entêtaient à essayer de forcer la ligne du front et résoudre le conflit par la force. Fort de cet espoir, ils n’avaient pas le droit d’oublier les risques encourus pour leurs propres territoires et leur part de responsabilité dans le fait qu’il y ait  des terres occupées et qui s’étendent.

Bien qu’il avait en main le recueil complet des quatre décisions du Conseil de sécurité de l’ONU, Bakou a laissé passer à plusieures reprises les chances de mettre fin aux actions militaires, dès la mi-décembre 1993 – c’est particulièrement cynique – témoigne Casimirov.  

D’après lui,

«Pour conclure, l’Azerbaïdjan a cessé le feu en mai 1994 mais, pas dans le but d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité de l’ONU qu’il avait sciemment ignorées pendant plus d’une année mais à cause d’une série de défaites militaires qui ont conduits ses dirigeants à une quasi totale défaite et à la perte du pouvoir (il est bien net cette fois que le gouvernement de Bakou, et pour la première fois, a cherché à obtenir un cessez-le-feu bien que ses opposants voulaient la prolongation du carnage). Voilà la manière dont a commencé le déraillement dans les consignes du Conseil de sécurité de l’ONU concernant la question du Karabagh. C’est pourquoi,  moralement aussi bien que politiquement, il n’est pas spécialement crédible de faire confiance à  la tentative de Bakou de faire croire qu’il est attaché aux décisions du Conseil de sécurité de l’ONU  ni de mettre à son actif l’observation d’une trêve… comme preuve de son aspiration à résoudre le conflit d’une manière pacifique. On a clairement entendu les menaces, régulièrement proférées même par les officiels, de le résoudre  «par n’importe quel moyen».

L’étude de Casimirov date de plusieures années. Cependant, la conduite et la rhétorique de l’Azerbaïdjan – depuis toutes ces années – sont les mêmes.

Donc, en ce qui concerne la première décision, celle-ci a été rompue. En prolongeant les hostilités, l’Azerbaïdjan a perdu une région de plus – Agdam. Dans la deuxième décision il est dit: le Conseil de sécurité

  1. condamne l’invasion de la région d’Agdam ainsi que l’occupation récente des autres régions de la République Azerbaïdjan;
  2. condamne également toute action hostile dans la région, en particulier l’attaque de citoyens, les bombardements et tirs d’artillerie de lieux habités;
  3. exige un arrêt immédiat de toute action militaire, l’évacuation totale, immédiate et sans condition de la région d’Agdam des forces d’occupation participantes au conflit et de toutes les autres régions d’Azerbaïdjan occupées récemment. 

Ainsi, on constate à nouveau les assauts en direction de citoyens, de bombardements et de tirs d’artillerie contre des lieux peuplés (c’est la signature de l’Azerbaïdjan). La même chose  s’est pratiquée encore hier à Stépanakert, Choucha et autres villes de l’Artsakh – les maisons d’habitations y ont été visées). Et dans cette décision, l’évacuation  d’Agdam et autres régions d’Azerbaïdjan des forces d’occupation était exigée. On ne peut pas choisir à sa guise laquelle des exigences du Conseil de sécurité de l’ONU vous convient. Ces exigences s’imbriquent entre elles. Sous les bombardements et les tirs d’artillerie visant les régions habitées, il est impossible de se rendre compte de la situation au moment où les forces d’autodéfense abandonneront les positions qu’elles ont conquises. La non-observance d’un des points entraînera la nullité de toutes les autres exigences de la décision.

Continuons l’analyse. Troisième décision. Le Conseil de sécurité. 

«salue les parties et recommande à leur attention «le nouveau calendrier des mesures indispensables à la mise en application des deux décisions précédentes du Conseil de sécurité et appelle – attention – n’oblige pas – les parties à l’accepter.

Et enfin, la quatrième décision. On est déjà en novembre 1993. Son adoption signifie que les exigences des décisions  précédentes n’ont pas été appliquées – les opérations militaires continuent, les violences à l’encontre de la population de la République du Haut Karabagh continuent et c’est la raison pour laquelle les forces d’autodéfense ne peuvent quitter les positions qu’elles occupent..

Ainsi, la quatrième et dernière décision confirme les précédentes, mais les formulations donnent à comprendre ce qui se passait alors, là-bas. Citation du Conseil de sécurité

Constate  avec inquiétude l’escalade des opérations militaires à la suite de la violation  du cessez-le-feu et, en réponse, un intense recours à la force, en particulier autour de  Zanguelansk et la ville de Goradiz en Azerbaïdjan … 

Arrêtons-nous pour l’instant sur ce point – et commençons par la fin – l’occupation de la région de Zanguelansk et de la ville de Goradiz en Azerbaïdjan, en référence au texte de la décision – c’est une réponse à l’escalade des opérations militaires (peut-être exagérée. C’est-à-dire provoquée). Cela signifie que l’Azerbaïdjan, ignorant tout simplemenet les injonctions des décisions, continue à opérer militairement  et les forces arméniennes répondent , essayant de les neutraliser et les repousser à une distance de sécurité. Les forces arméniennes ne s’introduisent pas dans les régions de l’Azerbaïdjan, elles vont là d’où partent les tirs.

Si l’Azerbaïdjan avait cessé les violences militaires, ainsi que l’exigeaient les décisions, alors l’évacuation des soldats aurait eu un sens. Mais obéir unilatéralement aurait signifié coopérer à l’assassinat des arméniens habitant les points  sous le feu des tirs azerbaïdjanais. Ouvrir ne serait-ce qu’ une seule brèche signifiait laisser prendre de nouvelles positions de tirs en direction du Karabagh.

On voit clairement à travers ces décisions la problématique à laquelle ont été confrontés les arméniens du Haut Karabagh: s’autodéfendre – je cite «d’actes hostiles» pour protéger le territoire sur lequel ils vivent et même créer une zone de sécurité que les projectiles utilisés à l’époque, ne puissent atteindre.

Dans le document, ces territoires ont été définis comme «régions occupées de l’Azerbaïdjan» et personne n’a eu l’idée de creuser la réalité – pourquoi la République du Haut Karabagh s’est protégée avec les territoires en question. Cela n’intéressait personne – le peuple arménien n’avait pu, alors, porter à la connaissance du monde ce message  crucial – l’explication profonde, que en situation permanente «d’actes hostiles» de la part de l’Azerbaïdjan envers les arméniens vivant  sur les territoires légalement  autonomes – République du Haut Karabagh – les arméniens n’avaient pas d’autre choix d’action. Ils ont déjà goûté au hachoir à Bakou et à Soumgaït. Dans aucun pays du monde les arméniens n’ont subi un tel traitement – viols et vandalismes – comme cela a été le cas au début du XXe siècle en Turquie puis, à la suite, en Azerbaïdjan – frère cadet de la Turquie, comme aime le dire Erdogan. Le premier pic de vandalisme a été réalisé dans le brouhaha de la Première Guerre Mondiale, le second – sous les craquements de l’effondrement de l’Union Soviétique. Dans les deux cas, les pays du monde étaient préoccupés par leur propre sort.

Revenons à aujourd’hui. Les derniers communiqués de la République du Nagorno-Karabagh du 10 octobre 2020:

«Malgré l’annonce à 12h d’une trêve humanitaire, les forces azerbaïdjanaises continuent activement leurs tirs de roquettes et d’artillerie contre les positions de l’armée de protection du Karabagh, contre ses paisibles habitants et ses habitations. Les combats les plus rudes se déroulent vers le sud. L’ennemi utilise massivement des drones de combat».

Bakou pense qu’on est toujours au XXe siècle. Il estime – on peut aisément mentir un peu, fortement terroriser par mercenaires interposés , ici – flatter, là – montrer les dents – vous vous souvenez? Il exigeait que Macron s’excuse pour l’info sur les mercenaires – à la suite de quoi le monde entier a réagit. A l’aube du XXIe siècle. L’informationse se diffuse instantanément. Tous sont mis au courant. Et s’il est berné par ses inféodés et la Turquie, cela ne signifie pas qu’il réussira à tromper le monde entier.

Et en conclusion, une citation extraite du même ouvrage de Casimirov paru il y a quelques années:

«il est peu probable de pouvoir commencer par l’évacuation des territoires occupés comme l’exigent les décisions, péremptoires et peu réalistes – sans avoir auparavant examiné les autres problèmes et leurs connections. Dans un accord global, cela s’exclut mais procéder à une régulation réelle et par étapes, est pratiquement impossible tant qu’il n’y a pas de garanties sérieuses que les combats ne reprennent pas. De plus, la rhétorique guerrière est à bannir si on souhaite une transition échelonnée».

La rhétorique martiale du Bakou contemporain se fait déjà trop entendre – sa fréquence est abondante.

Voilà donc ce que représente ce document – les Décisions du Conseil de sécurité de l’ONU – dont les feuilles  tremblent entre les mains d’Aliev – chef du pays qui a personnellement piétiné les exigences des quatre decisions – continuant à pratiquer son agressivité à l’égard de son propre peuple – c’est ainsi qu’il considérait les arméniens d’Artsakh. Par la faute de qui les forces d’autodéfense du Karabagh – à l’époque l’armée du Karabagh s’appelait ainsi – n’ont pas libéré les territoires d’où partaient les tirs sur les villes et villages peuplés d’arméniens. Et jusqu’à ce jour, l’Azerbaïdjan continue d’ignorer ces exigences et tue méthodiquement les arméniens – par temps, disons, de paix – par petites touches, et depuis la fin de septembre de cette année, par des actions totalement terroristes qu’ils nomment guerre. Au vu du monde entier.

P.S. «Les exigences contenues dans ces décisions ne permettent pas d’options – il n’est pas possible d’observer ou d’exiger l’application des seules directives intéressant la partie concernée. Cela conduit à l’inapplication des directives par l’autre partie. Il faut que les directives soient appliquées en leur temps et sans condition (et non lorsqu’ une des partie du conflit le désirera ni quand elle y sera obligée)». 

  1. N. Casimirov 
  1. Aujourd’hui est un jour particulier. Il faut enfin dire la vérité. L’Azerbaïdjan ne peut pas garantir la sécurité des arméniens sur son territoire en tant que ses citoyens. Il utilise en permanence la violence, la menace d’éradication ou déportation. La guerre ne peut pas durer éternellement et emporter les vies arméniennes et azerbaïdjanaises. L’indépendance de l’Artsakh est possible, c’est l’unique garantie que peut lui offrir le monde.

 

Noyan Tapan

11.10.2020

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Traduit en français par Béatrice Nazarian