L’ONU a exigé de la Turquie qu’elle fournisse des informations dignes de foi concernant le destin des arméniens déportés lors du Génocide perpétré entre 1915 et 1923. Texte de la déclaration

Palais des Nations, 1211, Genève, Suisse

Mandats du Groupe de travail sur les violences et disparitions non volontaires ; Rapporteur spécial de la question à l’encouragement et défense de la vérité, de la justice, du dédommagement et de la garantie de simultanéité.
REFERENCE: AL TUR 1/2019, 25 mars 2019

Votre Excellence,

Nous avons l’honneur de nous adresser à vous en qualité de membres du Groupe de travail sur les violences ou disparitions forcées ; Rapporteurs spéciaux sur les questions pour l’encouragement et la défense des droits de liberté de pensée et de leur libre expression ; Rapporteur spécial pour l’encouragement à la vérité, la justice, le dédommagement, la garantie de non-répétition, conformément aux résolutions 36/6, 34/18 et 36/7 du Conseil des Droits de l’Homme.

Par là-même, nous souhaitons porter à la connaissance du gouvernement de Votre Excellence les informations que nous avons reçues confirmant les exactions commises par la Turquie en relation avec les évènements tragiques qui ont ébranlé la minorité arménienne de 1915 à 1923 et leurs conséquences pour cette population.

Conformément aux informations recueillies :

de 1915 à 1923, l’Empire ottoman et son successeur la République Turquie ont mené une politique de transplantation massive de la population minoritaire arménienne établie dans la partie orientale du pays. Des centaines de milliers (600.000  à 1.000.000, d’après les estimations) d’individus de cette minorité ont été soumises à cette politique de violence à grande échelle.

Leur déportation forcée, comme il est indiqué, a débuté en mars 1915, essentiellement en Anatolie mais, également, dans d’autres parties du pays. Les arméniens étaient  bannis de leurs terres ancestrales. La nuit du 24 avril 1915, des centaines de responsables politiques et intellectuels ont été arrêté à Constantinople puis transférés ailleurs.

Avec pour résultat la disparition quasi totale de l’élite arménienne. A sa suite a sévi une politique systématique de déportations forcées, centrées sur toute population arménienne des  provinces  orientales d’Anatolie vers Alep et les camps du désert syrien. Les arméniens ont été soumis à des marches épuisantes. La majorité d’entre eux aurait péri d’épuisement, de faim, de maladies ou de tueries de masse et, dans la plupart des cas, leurs corps étaient abandonnés. A leur arrivée, les quelques survivants ont été consignés dans des camps dans des conditions équivalentes à la torture, soumis à une cruauté inhumaine ou indigne de la condition humaine. Par la suite, une majorité d’entre eux a été exterminée. Ce processus s’est prolongé jusqu’en 1923.

Il a été confirmé que ces actions peuvent être assimilées à des disparitions forcées violentes, provoquées dans la mesure où : (l) sur le territoire turc, les arméniens faisaient l’objet d’arrestations, d’emprisonnement ou rapts ou ont été d’une manière ou d’une autre  privés de liberté ; (II) ces actions, répertoriées, sont de la responsabilité de personnages haut placés, de différents organismes du pouvoir, du pouvoir local ;

(III) le  gouvernement n’a jusqu’à présent pas levé le voile sur le destin  ou la localisation des individus  concernés. Nous sommes également informés que la Turquie non seulement refuse de reconnaître ces évènements mais, intentionnellement , participe au négationnisme et fait obstacle à l’établissement de la vérité concernant le destin ou la localisation de ces victimes.

L’article 301 du code pénal turc interdit toute critique de la nation turque et de ses administrations (1) ; il est utilisé contre les individus rien que pour le fait de rappeler les crimes supposés à l’encontre des arméniens.

Le 27 juillet 2017, le Parlement a confirmé une série d’amendements des lois de procédure de la Grande Assemblée nationale de Turquie interdisant aux législateurs d’utiliser des expressions  qui peuvent « porter atteinte au passé commun et à l’histoire de la nation turque ». Ce projet démontre  que ces expressions ciblées incluent la qualification des affirmations et des évènements que  justifie notre communiqué.

Bien que nous ne souhaitons pas anticiper de la véracité de ces affirmations, nous voulons exprimer  notre inquiétude concernant les communiqués  négationnistes qui freinent tout progrès dans l’ établissement de la vérité concernant la déportation des arméniens entre 1915 et 1923 qui a engendré d’énormes souffrances, un traitement inhumain puis la mort.

L’absence de progression d’un consensus pour faits et leur reconnaissance concerne non seulement  le respect des victimes et de leurs descendants mais, peut également  faire obstacle à la possibilité d’initier des mesures pour conservation de la mémoire et l’établissement de la vérité. De plus, nous exprimons une réelle inquiétude  concernant la criminalisation des expressions liées à ces évènements contenue dans l’article 301 du code pénal  et la législation et adoptée en 2017.

Visiblement cette législation préfigure l’effort destiné à obstruer l’accès à ce qui représente la vérité sur une politique de violences  dirigée contre la communauté arménienne de Turquie de l’époque en même temps que les droits des victimes à l’équité et la compensation.

La censure, faite par le canal législatif du pouvoir, de l’expression des opinions concernant des faits historiques provoque une inquiétude particulière dans la mesure où elle limite ou réduit l’espace indispensable aux recherches, établissement des faits, documentation.

Déclarations  et évaluation aussi bien dans un but historique que pour un processus édificateur de jurisprudence propre à toute société démocratique.

Le droit international, dans le domaine des Droits de l’Homme, interdit à la législation pénale le recours aux mesures coercitives sur la liberté d’opinion qu’elle soit ou non fondée.

L’article 301 (variante modifiée du 29 avril 2008) stipule : « La personne critiquant  publiquement la nation turque, l’Etat République Turquie ou la Grande Assemblée Nationale turque, est passible d’une privation de liberté allant de six mois à deux ans. La personne  incriminant les organismes militaires et policiers de l’Etat encoure le même traitement .

Exprimer sa pensée critique n’est pas un crime. Une poursuite judiciaire, sous le coup de cet article, exigera l’aval du ministre de la justice ». Cet article 301, révisé en 2008, avait pour but de modifier le fait de diffamation concernant la « turquicité » en acte de diffamation à l’encontre de « la nation turque », faire baisser les amendes et exiger l’approbation du ministre de la justice concernant tout jugement d’individus.

En relation avec les faits et problèmes supposés  évoqués ci-dessus, nous vous prions de vous référer à l’annexe « Références du droit international pour les Droits de l’Homme »  jointe à cette lettre dans laquelle sont cités les documents internationaux et les standarts concernant les Droits de l’Homme sur lesquels s’appuient notre étude.

Le Conseil de la Commission des Droits de l’Homme nous a octroyé mandat et nous sommes dans l’obligation d’éclairer chaque cas remonté à notre connaissance et serons reconnaissants pour vos remarques sur les questions suivantes :

  1. Veuillez porter à notre connaissance toute information ou commentaire que vous êtes censé détenir concernant ces accusations
  2. Quelles mesures ont été prises par le gouvernement de votre Excellence en réponse à ces accusations ?
  3. Quelles mesures la Turquie a-t-elle prise eu égard à ces faits y inclus le destin ou l’endroit où  ont été relégués ces arméniens, soumis à transplantation interne forcée, emprisonnés, assassinés sans jugement et ceux dont la disparition a été violente, entre 1915 et 1923 ?
  4. Quelles mesures ont-elles été prises quant à la défense des droits des victimes et vis-à-vis de la société dans sa globalité pour faire connaître ces évènements et assurer aux victimes justice et compensations suite aux dommages subis ?
  5. Quelles mesures ont été prises pour, dans la mesure du possible, retrouver les corps des arméniens massacrés à la suite de ces évènements ?
  6. S’il vous plaît, expliquez les raisons de la loi de 2017 interdisant aux législateurs certaines expressions ? Demande d’éclaircissement : est-ce compatible au regard du droit international pour les Droits de l’Homme, et particulièrement avec l’article 19 du Pacte international de la citoyenneté et des droits politiques ?
  7. Nous demandons d’apporter une information adéquate concernant l’utilisation de l’article 301 du code pénal qui punit l’individu qui parle des crimes commis sur les arméniens.

Nous serions heureux de recevoir votre réponse sous soixante jours. A la suite de quoi notre lettre et toute réponse du gouvernement de votre  Excellence seront publiées sur notre site Web puis portées à la connaissance de la Commission du Conseil des Droits de l’Homme.

Nous vous prions de croire, votre Excellence, en notre profond respect.

Bernard Duheim,  président-rapporteur du Groupe de travail sur les violences ou disparitions forcées

David Key, rapporteur spécial sur les questions d’encouragement  et de défense des droits à la liberté de pensée et d’expression

Fabien Salvioli, rapporteur spécial aux questions de diffusion de la vérité, de la justice, des compensations et des garanties de non-retour

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Annexes

Références au droit international des Droits de l’Homme

En lien avec les faits et problèmes supposés sus-mentionnés, nous voudrions porter à l’attention du gouvernement de votre Excellence les normes et standarts internationaux  en vigueur adoptables pour les questions liées à la situation décrite plus haut.

Le Principe n°2 du Code amendé pour la défense et le soutien des Droits de l’Homme met en place des  actions pour lutter  contre l’impunité et reconnaît à chaque individu  le droit immédiat de connaître la vérité sur les évènements du passé concernant ces crimes atroces commis ainsi que les circonstances et les causes de tels agissements. Un droit plein et entier de la vérité permet de garantir qu’il n’y aura pas répétition de ces exactions.

Le Principe 4 stipule que les victimes et leurs familles ont un droit absolu à l’accès à la vérité sur les circonstances du drame et du destin des victimes. De plus, le Principe 5 oblige l’Etat à prendre les mesures nécessaires, y inclus les mesures relatives à l’organisation d’un système juridique indépendant et effectif destiné à garantir le droit à l’information.

Dans sa Remarque d’ordre général pour le droit à la vérité concernant les disparitions organisées, le Groupe de travail sur les violences ou disparitions organisées répertorie « le droit à la vérité comme un droit autonome ».

Ce droit « est un droit collectif et individuel ». Conformément à ce droit, chaque victime a le droit de connaître la vérité sur les effractions qu’elle a subies mais il convient également de porter connaissance de  cette vérité à l’opinion publique en tant que rempart à une répétition de ces exactions » (…).

Le Groupe de travail souligne que le droit à la vérité « est un droit absolu et non soumis à quelconque limitation ni recul ».

Nous voulons également attirer l’attention sur l’obligation d’enquêter et punir les atteintes aux Droits de l’Homme et lutter contre l’impunité de ces crimes.

Aussi, voulons-nous rappeler que, comme établi par le Comité des Droits de l’Homme dans ses Observations d’ordre général à l’article 31 (point 18), les Etats ont l’obligation d’enquêter et punir les grosses atteintes  aux Droits de l’Homme y inclus les exécutions sommaires, à caractère arbitraire, les actes de torture, les disparitions forcées et autres actes humiliants contre l’humain.

L’absence d’enquêtes et de poursuite pénale concernant ces exactions constituent une atteinte aux normes des droits humains établies par les traités. Leur impunité peut s’avérer déterminante pour d’autres exactions à venir.

Nous voulons rappeler également que la résolution 12/11 du Conseil des Droits de l’Homme inclus les droits de l’homme et l’accès à la justice pendant les périodes de transition où les obligations des Etats de veiller à impliquer les responsables, auteurs de graves atteintes au droit international et aux droits de l’homme et , selon les normes du droit international, en finir avec leur impunité (Point 7).

D’autre part, nous aurions également désiré attirer votre attention  sur les Principes fondamentaux et les principes vecteurs concernant les droits à une défense juridique et au dédommagement pour pertes subies pour les victimes ayant subis de graves atteintes à leur droit selon les normes du  droit international. Les Principes 10, 11 et 15 confirment aux victimes le droit à un dédommagement  adéquat, effectif, rapide pour le mal subi et, également, un accès à l’information des mécanismes de dédommagements correspondant.

Nous nous adressons à nouveau au gouvernement de votre Excellence pour qu’il entreprenne les démarches nécessaires pour assurer le droit à la liberté d’opinion, la liberté de parole conformément à l’article 19 qui stipule : « Chaque individu a droit de libre parole ; ce droit inclut la liberté de rechercher, obtenir et divulguer l’information et les idées de toutes sortes, indépendamment des frontières, sous forme orale, écrite ou imprimée ou obtenu à partir de moyens d’information de son choix ».

La restriction de la liberté de parole et d’opinion doit être sévèrement encadrée et correspondre au seuil déterminé par l’article 19 (3). Elle doit être encadrée par la loi afin de préserver la sécurité nationale, l’ordre intérieur, la santé publique et les mœurs. Les restrictions doivent être proportionnelles  dans le sens qu’elles doivent correspondre à leur fonction de préservation et être encadrées par la loi.

Dans ses Directives d’ordre général n°34 sur la liberté d‘opinion et d’expression (CCPR/C/GC/34), le Comité pour les Droits de l’Homme souligne que les Etats-membres sont dans l’obligation de garantir le droit à la liberté d’expression, y inclus en particulier la discussion politique, les commentaires personnels et sur le gouvernement,  le travail de propagande, le débat concernant les droit de l’individu, du journaliste à la condition  d’observer les restrictions établies et interdire la propagation de la haine et à son incitation, à la violence et à la discrimination.

Concernant la restriction du droit à la parole considéré « offensant pour une nation », nous voudrions souligner que, conformément au droit international et en regard des droits de l’homme, ni la nation ni l’Etat ne sont à l’abri de la critique même si elle est taxée « d’offensante ». Le droit international des droits humains défend des individus et non des Etats.

En ce qui concerne les personnalités publiques, le Comite  des Droits de l’Homme a établi des règles concernant  la poursuite, l’intimidation ou la stigmatisation y inclus son arrestation, sa détention, son jugement ou la prison, raisons pour lesquelles elles auraient pu déroger à l’article 19 ».

Ainsi, l’expression d’une opinion, même offensante, n’est pas un motif suffisant pour justifier une punition malgré le fait que les personnalités publiques peuvent  utiliser les dispositions du Pacte. D’autant plus que toutes les personnalités publiques y inclus ceux qui occupent les plus hautes fonctions d’Etat sont soumis à critique et opposition politique admis par la loi (CCPR/C/GC/34).

22.06.2019

Ohchr.org